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Quelle vision du marketing dans un monde fini ?

Actualités - Marques

Entretien avec Jean-Maxence Granier

Chez ThinkOut on aime bien réfléchir aux enjeux de notre métier (comment évoluer et s’améliorer pour toujours mieux servir nos clients et se tenir à l’écoute des publics) mais aussi s’interroger sur notre place et notre rôle face aux bouleversements actuels (environnementaux, sociaux). Pour l’occasion on a demandé son avis au boss : dans ce contexte, quel regard porte-t-il sur notre métier, sa conception du consommateur et les stratégies des marques face à ce nouveau paradigme (il aime bien ce mot).

Que signifie le terme d’ « entrepocène » que tu considères comme aussi important à prendre en compte aujourd’hui que celui – plus rebattu – d’anthropocène ?

Si l’anthropocène est l’âge où les activités humaines marquent définitivement de leur impact l’ensemble de l’éco-système, en particulier à travers le changement climatique, l’entrepocène[1] renvoie lui plus spécifiquement au rôle des entreprises dans ce processus. Les entreprises produisent des biens en vue de satisfaire des consommateurs, prêts à les acquérir, le tout constituant des marchés, le tout ayant évidemment un impact sur notre éco-système.

Quelle fonction vient justement jouer le marketing dans ce processus d’ « entrepocène » ?

Il existe d’innombrables définitions du marketing mais pour aller à l’essentiel, ce sont l’ensemble des techniques qui permettent d’articuler un produit ou un service, un prix, une communication, une distribution et un segment de clientèle, le tout dans un contexte concurrentiel. Sa fonction est donc essentielle dans ce processus et dans le contexte actuel, le marketing apparaît plus que jamais comme le bras armé d’une société de consommation court-termiste et résolument orientée vers l’augmentation des échanges marchands et donc peu en résonance avec l’idée de durabilité, d’économie circulaire ou de croissance maitrisée.

Et c’est là qu’entre en jeu le rôle des études marketing…

Le marketing s’appuie en effet sur une connaissance des clients et des prospects, acquise par des moyens qualitatifs ou quantitatifs. La recherche en marketing vise à donner aux entreprises et aux marques qu’elles portent, une connaissance des consommateurs pour pouvoir affiner leurs stratégies. Ces métiers et ces méthodes empruntent largement leurs outils quantitatifs (sondages, enquêtes) et qualitatifs (ethnologie, entretiens, focus groups) à la sociologie. Ce champ est par ailleurs l’objet d’une tendance de plus en plus forte à analyser les comportements effectifs, dans la mesure où ceux-ci laissent de plus en plus souvent une trace digitale, à travers la cumulation sans fin des données et la capacité à les traiter avec l’IA. Ces dispositifs technologiques lourds apparaissent comme un enjeux clef, car ils proposent idéalement une compréhension globale, comportementale, des consommateurs, de leurs parcours, de leurs segmentations.

Quelles sont les contradictions véhiculées par cette conception des études marketing face aux enjeux de soutenabilité ?

Cette prétention globalisante, objectivante, se heurte à une difficulté majeure, celle de s’enfermer dans le présent des actes et donc de mal anticiper les intentions, les projets et donc les changements à venir dont l’urgence s’inscrit à moyen et long terme. Car la crise environnementale nous oblige à anticiper les effets de comportements futurs, à nous arracher à la logique du présent, à nous réinscrire dans la durée pour maitriser des risques, ce qui limite l’intérêt des constats immédiats au profit des perspectives à plus long terme.

Quels sont les risques de cette vision trop limitée du consommateur ?

Si on s’en tient à un marketing du court terme et si on ne considère que le seul consommateur (vs le citoyen), on risque de se heurter à la question du passage à l’acte effectif et de ne voir que les obstacles et les freins à la révolution écologique. On sera alors surtout sensible aux effets de l’habitude, aux attentes classiques de confort et de plaisir, aux limites économiques du pouvoir d’achat qui sont celles du plus grand nombre. On sera moins attentif aux micro-évolutions de comportements, aux changements qui portent justement sur l’économique lui-même, qui s’articule avec l’écologique, avec la montée en puissance de la seconde main, de la durabilité de la réparabilité, qui conduisent à des façons de consommer mieux et moins cher. De fait la façon même de considérer le consommateur, de l’observer ou de l’interroger a un impact sur la façon dont on dresse le tableau des transformations en cours et donc dont on influe sur elle. Même la relation au plaisir évolue. Naguère assis sur la consommation renouvelée sans cesse, celui-ci évolue davantage du côté de l’expérience et de la relation.

Quelle autre vision de la connaissance client (pardon pour ce terme réducteur voire même désuet) peut-on lui opposer ?

À ce marketing de l’observation rendu particulièrement puissant par le tournant digital, s’oppose un marketing émergent de la co-construction qui vise non pas à enregistrer les comportements actuels, mais à bâtir avec les acteurs des comportements futurs. La possibilité d’entrer en dialogue sur les plateformes numériques avec ses propres clients, d’échanger avec eux sur leurs attentes, leurs représentations, est de plus en plus exploitée par les entreprises qui ont compris que les marchés étaient aussi des conversations. Big data reflétant les comportements ou conversations numériques reflétant les intentions, dans une période marquée par la crise et la nécessité de changer, on voit bien que ces deux paradigmes ne produisent pas les mêmes effets et n’engagent pas le même rapport au temps.

On observe en effet de plus en plus une forme de rapprochement entre des démarches relevant des études de marché, plutôt tournées vers l’observation et la compréhension marketing, et des démarches relevant de formes de consultation publique qui s’adressent d’abord aux citoyens, relevant davantage du débat et de la co-construction, au-delà de la validation de proposition d’offres ou de parcours clients. Ces deux logiques ont tendance à se rapprocher pour plusieurs raisons. Le métier des études est influencé par les approches de type design-thinking et par les modèles co-créatifs. La digitalisation a elle aussi renforcé l’idée d’un dialogue avec les consommateurs tandis que les outils de consultation citoyenne (souvent appuyées sur des plateformes digitales) sont eux dans une démarche de désinstitutionalisation pour justement favoriser une forme de participation authentique qui réduit les inégalités épistémiques et renforcent elles-aussi leur dimension co-créative (hackathon, challenge).

On pense par exemple à la Convention Citoyenne pour le Climat…

La Convention Citoyenne pour le Climat a marqué une étape dans cette direction, à la croisée du renouveau démocratique et des techniques empruntés au marketing (échantillon représentatif). La partition entre le consommateur et le citoyen a tendance à s’abolir et les méthodes utilisées par les entreprises d’une part, les collectivités publiques d’autre part convergent. L’émergence d’une conversation de masse, les réseaux sociaux comme nouvel espace public, l’open innovation, la possibilité d’un échange direct avec les consommateurs, qu’on observe ou qu’on suscite, font évoluer le regard porté sur lui, auquel on s’intéresse davantage comme un sujet et qui ne se résume pas à l’enregistrement de ses actes, mais aussi au sens qu’il leur donne.

Cette autre vision repose en fait sur une conception plus complexe du consommateur ?

La véritable mutation tient au fait que le consommateur, le citoyen et la personne sont de moins en moins considérés comme des niveaux distincts d’interpellation, au sens où les acteurs économiques, en particulier les entreprises, s’adressent à toutes les dimensions de l’individu. La conception du consommateur évolue au profit de l’émergence du « consommacteur » citoyen qui n’est plus seulement considéré comme un pur agent économique, à l’instar des nouvelles missions de l’entreprise, mais comme une partie prenante centrale, sensible aux aspects, économiques, humains, sociaux, environnementaux et même philosophiques de ses actes de consommation.

Avec quelles conséquences sur la façon d’interroger, d’écouter ce « consommacteur » comme tu dis ?

Le véritable enjeu n’est plus de saisir au plus près ou d’anticiper les désirs du consommateur, mais bien de l’accompagner dans la manière de les faire évoluer. Il ne s’agit plus de tabler sur les contradictions entre ce qu’il dit et ce qu’il fait, mais plutôt de le prendre au mot quand il affirme vouloir changer ses modes de consommation, quand il parle de consigne plutôt que de bouteille en plastique, de seconde main ou d’occasion plutôt que de neuf, de produits locaux plutôt que de produits mondialisés, de sobriété plutôt que de gâchis, d’économie circulaire plutôt que de déchets, de services autour des produits autant que de produits eux-mêmes, de do it yourself ou de location  plutôt que d‘achat, de logique plus collective et moins individuelle, de moins d’avions et de plus de vélos, de moins de viande et de plus de protéines végétales, de moins de pesticides et de plus de bio. Désormais chaque acte de consommation perd de son innocence ou de son irresponsabilité et s’inscrit dans un espace social et politique marqué par l’enjeu écologique. Une nouvelle écologie de la consommation ne peut advenir que dans un dialogue renouvelé et négocié avec les consommateurs, qui articulera mieux création de valeurs et limitation des externalités. Pour changer la consommation et la production en même temps, il faut faire du marketing la nouvelle plateforme de négociation entre entreprises et consommateurs en étant capable de rompre avec un modèle d’accroissement sans fin qui ne doit plus être confondu avec la modernité ni même avec le progrès qui va s’inscrire davantage dans les liens sociaux, la qualité de vie et le savoir.

Revenons en aux marques, qu’est-ce que cela change pour elles ?

Les marques ont de tout temps véhiculé des valeurs, des idées nouvelles, des représentations sociales en évolution. La liberté, le féminisme, la diversité, la quête de soi ont été porté par les grands marques et leur discours publicitaires. Un bon publicitaire était quelqu’un capable de comprendre les évolutions en cours et de les mettre au service du discours de marque. Mais le changement de paradigme actuel pousse à produire des valeurs non pas en général, comme ont pu le faire Apple, Benetton ou Coca-cola, mais au cœur même des entreprises et de leur fonctionnement. On attend moins des marques qu’elles délivrent ou promeuvent des grandes idées, on attend plus d’elles qu’elles les mettent en œuvre concrètement, dans les produits, les process, les relations induits par leur fonctionnement. On souhaite au fond que la marque s’engage de plus en plus sur son cœur de métier, qu’elle abandonne son magistère sociétal au profit d’une exigence sociale, écologique sur la production elle-même. Il n’est pas déraisonnable dans le même ordre d’idée d’anticiper un changement de paradigme publicitaire qui verra les questions de la transparence, de la cohérence, de la pertinence prendre le pas sur les grandes mythologies servies par la télévision et la publicité classique.  Sur la question environnementale, le green washing, cet hommage que rendent les externalités négatives à la conscience écologique, va devenir de moins en moins tenable. Non pas au sens d’un gain de vertu miraculeux dans la communication, mais parce que les formes mêmes de celle-ci risquent d’évoluer à la faveur à la fois de la digitalisation et d’une conception moins clivée entre la marque, construction imaginaire, et le réel que constitue l’entreprise. Il faut s’attendre à voir éclore de nouveaux modes de communication, moins descendants, davantage reliés à l’expérience effective du consommateur et à ce que fait l’entreprise au sein du contexte dans lequel elle évolue.

Quelles stratégies les marques doivent-elles donc développer dans ce contexte de crise environnementale ?

Face à ces enjeux, les entreprises peuvent avoir plusieurs stratégies. Si on laisse de côté les positions de déni pur et simple quant à l’aggravation du risque climatique et de l’autre l’appel à une forme de retour en arrière, marqué par l’inquiétude collapsologique,  par rapport à la technologie ou à l’industrialisation, il reste deux positions, l’une tenant à une sorte de compromis où la croissance et la réduction de l’empreinte carbone avanceraient de pair, grâce à la technologie et en maintenant un idéal de progrès, l’autre assumant davantage la nécessité d’un changement de modèle et de comportement plus profond. La première posture s’appuie largement sur l’offre et fait confiance aux acteurs économiques pour proposer au marché des solutions pérennes, la seconde table davantage sur la demande et sur des changements de comportements initiés par les consommateurs et les citoyens. C’est peut-être là qu’une nouvelle partition va passer. D’une part, dans une logique de croissance verte, des entreprises, sensibles aux enjeux environnementaux, cherchant à adapter aux mieux leurs offres dans ce cadre et continuant à observer leurs clients pour satisfaire leurs besoins dans un cadre réglementaire plus contraint. D’autre part, dans une logique de recroissance, des entreprises prêtes à inventer ou réinventer en profondeur leur modèle pour intégrer en amont les enjeux du développement durable et donc soucieuses d’engager le dialogue avec les consommateurs, de co-construire avec eux une offre répondant mieux aux urgences actuelles. D’un côté on a un modèle négocié où l’on cherche à faire avec les désirs du client en intégrant par la technologie les nouvelles responsabilités des entreprises, de l’autre un modèle de transformation plus radicale qui passera par un dialogue renouvelé avec les consommateurs, qui deviennent des partenaires à part entière de la transformation. Ce peut être justement le rôle des marques que d’établir ce dialogue, que d’organiser cette évolution à côté de ce qu’imposera l’État par la loi et la réglementation.

 

 

[1] https://esprit.presse.fr/article/jean-maxence-granier/bienvenue-dans-l-entrepocene-42604

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